Tea for two

Depuis la chute de la météorite « JNGA XII » à Clint City, la vie de nombreux animaux avait changé : les radiations émises par l'objet, venu de l'espace, avaient chamboulé leurs ADN, au point qu'ils étaient devenus mi-humains et mi-animaux. Big Moustache, comme tant d'autre, n'avait pas échappé à cette transformation.
Big Moustache était un serval, animal de compagnie de la riche famille Frelot. Appelé comme ça à cause de ses moustaches qui étaient supérieures à la moyenne, il avait un bon train de vie, mangeait plus qu'à sa faim, il était même un peu grassouillet, et sa position sociale était extrêmement enviée par les autres animaux qu'il pouvait rencontrer. Siestes et repas était son quotidien, avec quelques moments pendant lesquels ils se laissait caresser en ronronnant paisiblement. Les radiations de la météorite l'avaient notamment doté de la parole, mais il n'en avait aucun usage : il préférait qu'on ne devine pas son secret, son humanisation, et avait décidé de rester le même qu'avant aux yeux de ses propriétaires, pour continuer d'être considéré comme une peluche à laquelle on aimait faire des câlins. Il était plus précisément la peluche préférée du jeune Stanislas, quinze ans, arrière-petit-fils d'un ancien, et mondialement célèbre, chef d'orchestre de l'opéra de Clint City. Cet adolescent, qui aimait beaucoup son animal de compagnie, était malheureusement un artiste qui n'avait pas encore trouvé sa vocation : son arrière-grand-père avait donc été un chef d'orchestre de renom, sa grand-mère était une pianiste merveilleuse, et son père faisait salle comble, tous les soirs, lui qui était un incroyable violoniste. Mais Stanislas, lui, peinait à trouver sa vocation : il avait essayé tous les instruments de musique, avait eu les meilleurs professeurs possibles pour l'initier à cet art, mais il ne semblait développer aucun talent. Ses parents ne désespéraient pas, pensant qu'un jour il ait développé un talent, qu'il ait eu un déclic, et alors sa carrière aurait démarré à ce moment-là.
Un jour, Stanislas suivait un cours de harpe, avec un professeur particulier, dans le salon familial. Big Moustache était, lui, posé sur un fauteuil, et se reposait tant bien que mal : les sons que produisaient son maître n'étaient pas très agréables pour les oreilles. Il s'acharnait sur la harpe, tentait de reproduire les consignes qu'il recevait, mais en vain. C'était tellement frustrant qu'après des dizaines de minutes d'échecs à répétition, il se leva et alla se jeter, plein de colère, sur le fauteuil. Il n'avait pas vu son serval qui y était allongé, en boule, et l'écrasa de ses fesses : l'animal se réveilla en sursaut et lui planta des griffes dans le postérieur. Stanislas, déjà énervé par les leçons qui ne menaient à rien, entra dans une rage folle suite à cette douleur : il attrapa Big Moustache par le cou, et le projeta violemment contre le mur. Le choc fut lourd, ça fit un bruit violent, et l'animal retomba sur ses pattes en émettant un cri de douleur. Sa mère entra en trombe dans la pièce.
- C'était quoi, ce bruit ?
- Ce serval m'a charcuté les fesses sans raison !
- Si je puis me permettre…
Le professeur de harpe prit part à la conversation. La mère de Stanislas porta son regard sur lui.
- … ce pauvre animal est innocent, votre fils s'est assis dessus par accident.
- Stan, présente tes excuses à Big Moustache.
- Mais c'est un animal, il ne comprend rien de ce qu'on dit !
- Ce n'est pas une excuse valable.
- Bon d'accord.
Stanislas se leva et se baissa au niveau de Big Moustache, le caressa et lui demanda pardon : en retour, le serval se laissa faire mais ne ronronna pas. C'était la première fois que Big Moustache était victime d'une agression physique, et ça l'avait grandement affecté : même s'il n'avait rien de cassé, il avait été choqué par la violence avec laquelle il avait été projeté contre le mur, et restait attentif aux gestes de son maître. Il accepta ses excuses, mais décida qu'il valait mieux se méfier de lui dorénavant.
Deux semaines plus tard, Stanislas était sur son ordinateur, dans sa chambre, pendant que Big Moustache se reposait, paisiblement, sur le lit. Il échangeait avec une fille, apparemment venue d'un autre pays : il traduisait tous ses messages qu'il lui envoyait, et ceux qu'ils recevaient de sa part. Les deux s'étaient rencontré sur un jeu vidéo en ligne, dans lequel les gens parlaient en anglais. Big Moustache, d'un œil, regardait les échanges qu'ils avaient. Ils se vantaient tous deux d'être riches, d'avoir d'importants statuts au sein de la société, et semblaient se plaire grandement. Après avoir convenu d'un rendez-vous dans un restaurant à Clint City, quelques jours plus tard, Stanislas bondit de joie sur sa chaise, en levant les bras en l'air. Son bras gauche frappa malencontreusement sa bibliothèque, ce qui fit tomber des livres sur le lit, dont certains heurtèrent Big Moustache : le serval se redressa et siffla, pour montrer son mécontentement.
- Je suis heureux, et t'es pas content pour moi ?
Stanislas attrapa son animal, sans que celui-ci n'eut eu le temps de réagir, lui mit un coup de poing dans le ventre, et le jeta hors de sa chambre, en fermant la porte derrière lui. Big Moustache supposa que son maître avait été violent avec lui, en réaction de son sifflement, de son mécontentement. Il décida de ne pas lui en vouloir pour cette fois, en espérant que ça n'ait pas recommencé.
Le jour du rendez-vous, Stanislas emmena son serval, tenu en laisse, avec lui : il voulait faire bonne impression, et montrer le bel animal de compagnie qu'il possédait. Arrivé au pied du restaurant du célèbre chef cuisinier Maurice, qui faisait quarante-deux étages de haut, Stanislas tenta de repérer si une jeune fille, d'environ son âge, attendait seule. Il en repéra une, qui regardait autour d'elle tout en jetant des coups d'yeux, par moments, son téléphone. Il se rapprocha d'elle, tout en sifflotant une chanson.
- La, lala, lala, lala…
La fille le remarqua, et l'observa d'un air méfiant.
- Tea for two, and two for tea…
Elle le regarda avec une certaine appréhension, sans rien dire.
- Me and you, and you and me !
Stanislas lui fit un clin d'œil, sur ces dernières paroles, mais elle ne réagit pas : au contraire, elle s'en alla un peu plus loin, laissant le jeune homme et son serval seuls. Il continua de siffloter, espérant retrouver celle avec qui il avait rendez-vous. Une autre fille s'approcha de lui, tenant en laisse un caniche, sifflotant le même air que lui.
- Lu, lulu, lulu, lulu…
Stanislas l'observa une seconde, puis sourit et chantonna avec elle.
- Tea for two, and two for tea...
- And you and me, and me and you !
- Are you ?
- You are ?
- Yes, for sure.
- Nice to meet you.
- I am glad to meet you too.
L'adolescente, vêtue d'une grande robe verte à dentelles, avait de longs cheveux blonds resplendissants, un nœud rose pour les attacher, et dégageait une aura qui ne laissait pas Stanislas insensible. Le caniche, lui, était habillé d'un pull vert, avec une crinière teinte en rose.
- Where is Big Moustache ?
- It's him, my serval. And him, is it Jose ?
- For sure. But you know, no ?
- I don't know.
- But if you don't know, I don't know, no ?
- I don't understand…
- You, you come to have a brunch with me ?
- No, you, you come to have a lunch with me !
- No, it's you !
- No, it's you who come.
- No no no, you, you ! You're the man, you !
- I, but you pardonne…
- And if you don't come, I… Heu… Heu… Ha merde, alors, comment on dit ?
- Comment ça merde alors ? But alors you are french ?
- Huh ? You are not english ?
- No.
- Ha, les jeunes, vous vous draguez mais vous oubliez de vous demander l'essentiel !
Le caniche avait pris la parole, face à ce petit malaise qui semblait se dessiner.
- Vous êtes tous les deux français, et habitez tous les deux à Clint City visiblement. Au lieu d'être choqués, et de rentrer chacun chez vous, pourquoi pas prendre le thé que vous aviez convenu ?
Le deux se regardèrent, un peu timides, puis ils décidèrent d'aller effectivement prendre le thé ensemble. Ils prirent l'ascenseur, pour se rendre au quarante-deuxième étage, et arrivèrent dans un espace luxueux : différentes fontaines décoraient une salle immense, de magnifiques tables étaient dressées, et chacune d'elles était prise en charge par un unique serveur. Un homme, habillé d'un smoking noir et de gants blancs, s'approcha d'eux en s'inclinant.
- Bien le bonjour, madame et monsieur. Est-ce pour déjeuner ?
- Non, seulement pour prendre le thé.
- Très bien, veuillez me suivre.
Le serveur les conduisit à une table près d'une fenêtre, d'où ils pouvaient avoir une vue magnifique sur la ville. Il tira une chaise, pour permettre à la fille de prendre place, puis fit de même pour le garçon. Le caniche et le serval, eux, se virent apporter des coussins rouges, bien moelleux, pour s'allonger. Il prit les commandes des jeunes, puis s'en alla en cuisine.
- Au fait, je m'appelle Stanislas Frelot, arrière-petit-fils du plus grand chef d'orchestre de tous les temps, et toi ?
- Je m'appelle Nellie, Princesse de Poldachie-Golgovine, et héritière du trône. Enchantée.
Alors que le serveur leur apportait du thé et des gâteaux, ils échangèrent sur leurs familles, leurs richesses et leur quotidien de vie.
- Mais si tu es de cette lignée d'artistes, tu dois avoir un talent pour la musique, assurément ?
- Je n'ai pas encore mon instrument de prédilection, mais je touche à tout, et je ne m'en sors pas trop mal, effectivement.
Stanislas mentait ouvertement, voulant à tout prix l'impressionner.
- Excellent ! Serviteur, conduisez-nous au piano !
- Tout de suite, madame.
- Pardon ?
- Ils ont un piano dans ce restaurant, j'ai hâte de voir ton talent.
Ils se levèrent et, accompagnés de leurs animaux de compagnie, ils suivirent le serveur, passèrent une porte, et dans une salle plus calme, ne contenant pas de table mais des fauteuils et des canapés recouverts de superbes broderies, se trouvait, au centre, un magnifique piano en marbre blanc. Nellie alla s'installer dans un fauteuil, Jose et Big Moustache se posèrent à ses pieds, pendant que Stanislas regardait le piano avec une grande appréhension.
- Tu préfères quoi, comme air ?
- Ce que tu veux, je ne suis pas difficile.
- Bon…
Stanislas prit place, sans conviction. Il hésita un moment, puis se releva.
- Et alors ? Pas envie de jouer ?
- C'est que… Heu… Je ne sais jouer d'aucun instrument de musique.
- Ha !
Nellie se leva, remit à Jose sa laisse, et tous deux partirent.
- Une fille de ma classe n'a rien à faire avec un musicien sans talent. Adieu !
- Mais…
- Et merci de ne jamais chercher à me recontacter !
Stanislas mit son visage dans ses mains, et commença à pleurer : il avait le cœur déchiré. Cherchant quelque chose à frapper, pour passer ses nerfs, il aperçut Big Moustache qui était en train de somnoler au pied d'un canapé.
- C'est entièrement de ta faute si je suis triste !
Il se précipita sur Big Moustache et, sans que celui-ci eut le temps de réagir, l'attrapa par le cou, et le balança contre le sol tel un marteau. Il répéta ce geste trois fois, puis jeta son serval le plus fort possible : dans son élan une vitre se brisa, il avait été jeté avec une grande force, et fut projeté dans les airs.
Big Moustache tomba dans les airs, et il n'avait rien à quoi s'accrocher. On disait qu'un chat retombait sur ses pattes, et malgré que le serval fût également un félin, il n'imaginait pas survivre à une telle chute.
Il atterrit lourdement dans une ruelle, et plus précisément dans une poubelle. Big Moustache avait des os de cassés, il le sentait. Alors qu'il se redressait, tant bien que mal, il s'aperçut qu'il était tombé sur un humain.
- Monsieur ? Tout va bien ?
- Au secours, aidez-moi…
Big Moustache retourna l'homme : il était totalement inconscient, mais en dessous de lui, entre ses mains, se trouvait un petit chaton. Il le libéra et le prit dans ses bras.
- Bah alors, petit, que t'arrive-t-il ?
- Cet humain a voulu me tuer, quand il a découvert que je parlais.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas…
Le petit chaton toussa fortement, il avait du mal à respirer.
- Il m'a adopté il y a deux mois, mais n'a jamais vraiment été gentil avec moi.
- Il te maltraitait ?
- Si ce n'était que ça…
Le chaton avait de plus en plus de mal à respirer, et il tremblait énormément.
- Je vais te conduire à l'hôpital, il faut qu'on te soigne.
- Je crois que c'est trop tard.
- Ne dis pas ça. Je…
- Surtout, s'il te plaît, ne…
- Quoi ?
- Ne…
- Tiens bon, petit !
Mais c'était trop tard : la respiration du chaton s'arrêta, son corps ne bougeait plus du tout, et ses grands yeux ouverts ne fixaient plus rien. Big Moustache versa une larme, ferma les yeux de ce jeune animal mort trop tôt, et déposa son corps au sol.
Du bruit provenait de la poubelle : l'humain qui s'y trouvait avait sûrement repris connaissance. Big Moustache s'y précipita, saisit une ficelle qu'il repéra au premier coup d'œil, la passa autour du cou de l'homme, et tira de toutes ses forces pour l'étrangler.
L'homme essayait d'attraper le serval, dans son dos, sans succès, et sa respiration devenait de plus en plus rapide. Big Moustache, lui, tirait davantage la corde au fur et à mesure que les larmes lui montaient aux yeux, au fur et à mesure que le visage du jeune chaton, mort dans ses bras, grandissait dans sa tête. Au bout d'un moment l'humain ne respirait plus, il était mort : Big Moustache l'avait tué. Sachant pertinemment qu'il n'aurait pas pu retourner à sa vie passée, d'une part parce qu'il ne voulait plus être maltraité, et d'autre part parce qu'il était devenu un tueur, il se décida de rejoindre le clan Jungo, et d'implorer leur aide.
Big Moustache déshabilla l'homme, enfila ses vêtements, et se mit en direction du zoo de Clint City.